Bécassine sur A2
Le monde Loisirs – 7 juillet 1984
CA saute, ça vrille, ça se plie ou ça se croque, mais ça ne craque pas. Est-ce un simple morceau d'élastique, une chaise-longue, un Donald ou un Schtroumpf ? A vrai dire, ça tient un peu de tout cela. Autres signes distinctifs : un nez légèrement en trompette, une taille de guêpe, des yeux un peu bridés qui font palpiter les pupilles enfantines, et, suprême don, la capacité proprement ahurissante de produire des grimaces en série... A faire pâlir d'envie les macaques du jardin d'acclimatation.
Sa vie ? Une petite légende cathodique, un conte de fées. Frédérique, il y a une décennie, rêvait de faire du cinéma... mais seulement avec François Truffaut. Oui. Qu'à cela ne tienne. Aussitôt rêvé, aussitôt réalisé. Frédérique tourne la semaine suivante dans l'Amour en fuite.
Mais Frédérique a le tract, elle est triste et pâle et n'est pas encore prête pour le septième art.
La télévision alors ? Pourquoi pas. En présentatrice des programmes ? « Catastrophe ! Je bafouille. » Que faire ? Se regarder une dernière fois dans la glace, et découvrir une image :
celle de Dorothée.
Do-ro-thée, un petit dodo, un petit rot, à l'heure du thé, les mercredis dans « Récré A2 ». Dorothée, Bécassine en socquettes blanches, en tutu, accoutrée en jardinière, ou en Mickey frondeur, qui rit, qui pleure, comme les petits.
Dorothée donc, décide « maman Jacqueline Joubert », entre un dessin animé et un magazine, Dorothée, rien que pour les enfants et les familles, pour l'éternité. C'est l'émeute. Des milliers de têtes blondes aux anges, quatre millions de disques vendus entre 1982 et 1984, Dorothée emballée en show savamment sirupeux pour la veillée de Noël.
C'est trop, insupportable, dites tout... Le secret de polichinelle. « Habituellement, c'est le personnage rond qui fonctionne à l'écran, moi je suis plutôt pointu. La caméra, c'est le public. Les histoires que je raconte sont, pour moitié, inventées par les enfants. Toutes les choses qui les touchent me touchent aussi. Il ne me reste qu'à être sincère, nature, à d'être sombre quand je suis sombre, gaie quand je suis gaie. Faire Tarzan m'amuse, et amuse le public que j'invente. »
Affaire trop belle pour qu'elle ne devienne pas industrielle. Dorothée a, certes, beaucoup de chance, les dieux médiatiques lui ont fait risette, mais n'oublions pas que cette starlette a transpiré sang et eau pour mieux gigoter sur les plateaux. Produire maintenant, hors télévision, avec une petite équipe consciente d'avoir tiré le gros lot : un nouveau trente-trois tours, un film grand écran - « à usage strictement familial », précise-t-elle, et une tournée estivale. Une chose étrange pourtant : si Dorothée est toujours gaie, on lit sur le visage de Frédérique un rien de vague à l'âme. Quelques tracasseries existentielles, peut-être, ou la peur qu'on fabrique des Dorothées en série, montables, démontables, en kit.
MARC GIANNÉSINI.