Silvio Berlusconi et Patrick Le Lay en double contre la règlementation
Nice-matin – 14 octobre 1991
De gauche à droite, Etienne Mougeotte, Dorothée et Patrick Le Lay.
Un Mipcom, pourquoi faire ? Aux esprits chagrins qui régulièrement se posent la question lorsque, n'ayant rien à vendre et pas de moyens pour acheter ils ne viennent pas moins s'éblouir dans la lumière des grands salons cannois de l'audiovisuel, le président Xavier Roy a fourni hier un élément de réponse.
Dressant un premier bilan de son marché d'automne qui prendra fin ce soir, non sans avoir au préalable sacré Silvio Berlusconi comme l'« Homme de l'Année » dans la nuit éblouissante du Moulin de Mougins, il a indiqué que depuis sa re-création, il y a sept ans, la manifestation avait vu son audience s'accroître de... 228 %.
Comme les pros de la télés ne sont pas vraiment, dans l'ensemble, des philanthropes mondains, ils faut croire qu'ils trouvent leur intérêt à venir hanter les chères coursives du Palais des Festivals.
"Dallas" à cent sous de l'heure, c'est fini !
D'ailleurs ils ne font pas la fine bouche. Ils en conviennent volontiers. Sur l'énorme structure affrétée par la XXth Century Fox, par exemple, on se montre enchanté des résultats. Agacé aussi, un peu, par cette idée répandue en France, que « les programmes américains sont offerts à prix de braderie ». « C'est assez vrai (dit-on) pour les nanars depuis longtemps amortis, pour des "Dallas" à la énième rediffusion. Mais compte tenu de la règlementation en Europe, et des limitations imposées par les quotas, il serait ridicule de notre part de "casser les prix" sur le premier choix, qui permet au contraire de rétablir l'équilibre ! »
Autrement dit, « nous ne vendons pas parce que nous sommes bon marché nous vendons plus parce que nous sommes meilleurs ». Et aussi sans doute, parce que pour le prix, certes conforme aux cours du marché international, de la toute nouvelle super-mini-série en première vision et en exclusivité, on peut vous emballer en prime dans le paquet-cadeau tout un lot de fripes confortables, bien pratiques pour boucher les trous de la grille aux heures creuses.
Le CSA et l'alibi culturel au pilori...
De ces saucissons recuits dont le ministre de la Communication M. Georges Kiejman avait sarcastiquement dénoncé la surabondance dans les programmes de M6. Au nom certainement de la bonne confraternité entre les opérateurs de la télévision commerciale, le président de TF1 a pris hier fait et cause pour Jean Drucker ainsi cloué au pilori. C'était à l'occasion du déjeuner de presse que – standing oblige, pour qui survole le Paf à 41 ou 42 % de taux d'écoute - le staff de la Première chaîne a pris la savoureuse habitude de donner chez Jacques Chibois, au "Royal Gray", pour définir ses grandes orientations, annoncer ses nouveautés et, les résultats étant ce qu'ils sont, publier ses communiqués de victoire.
Laissant à Etienne Mougeotte le soin de parler programmes, de justifier des « 4 milliards de francs investis en 4 ans dans la production de fiction », de se réjouir que la Une soit enfin parvenue à damner le pion de I'A 2 dans son dernier refuge, le dimanche après-midi, et de présenter enfin un proche avenir associant à l'écran, entre autres "L'Amour en danger", la nouvelle émission de Pascale Breugnot, "Vos premières télés", un Dechavane dans la tranche de "prime-time" (où passera aussi un "reality show" dans le goût de "Perdu de vue"), "Le Grand bleu" pour le 27 octobre, l'intégration d'une resucée du Jeu de la chance dans "Sacrée soirée", ou encore "Spirou" en 26 dessins animés de 26 minutes, Patrick Le Lay s'est fait une joie évidente de distribuer des volées de bois vert aux cerbères de la règlementation.
Au ministre un peu. Au président du CSA beaucoup. Au premier, parce qu'il est selon lui l'instrument du pouvoir politique, dans son souci constant de garder le contrôle de la télévision en excipant d'un alibi culturel illusoire. A Jacques Boutet, parce qu'il agirait comme le bras séculier de cette conjuration, n'appliquant les règles (assure-t-il) « qu'en toute iniquité, toujours pour affaiblir le secteur privé selon les choix du gouvernement ».
Et de définir l'obligation de diffuser chaque année 120 heures de programmes originaux de création comme attestation de mauvaise foi des autorités de tutelle. « Les grands networks américains comme CBS ou NBC ne dépassent pas une trentaine d'heures, pour conserver un niveau de qualité que par ailleurs on nous cite en exemple : dieu sait pourtant qu'elles ont d'autres ressources
« Trop de règle tue la Règle », conclut-il. Pour respecter le cahier des charges, TF1 est conduit à compter dans les 120 heures... les 10 heures de bluettes consacrées au tirage du Tapis vert. Il faut bien dire que comme création originale, on trouve facilement mieux ! Silvio Berlusconi n'a pas de ces problèmes. Il en a d'autres : en Italie, la RAI publique, stimulée par sa concurrence, reste loin devant ses propres chaînes dans les sondages. II souligne vigoureusement la concurrence déloyale, mais semble s'en accommoder. Il a 55 ans. Il est au faîte de la puissance. Né sur un tas de briques dans la banlieue de Milan au début des années 60, son "Fininvest Group" pèse aujourd'hui 9 milliards de dollars. Il traite de pair à compagnon
avec les Murdoch, Maxwell et autres géants du multimédia multinational.
Il a fait hier au Palais des Festivals une entrée de star tranquille. Et un tabac dans sa conférence de presse. Il a le look et la manière. Notre fierté cocardière n'a presque pas regimbé, lorsqu'il a expliqué tout à trac qu'il ne trouvait « pas très bonnes » les télévisions françaises Pour aussitôt renchérir d'ailleurs sur Patrick Le Lay, et tout mettre sur le dos de « la stratégie des quotas », qui serait d'après lui un sabotage économico-culturel de fait. Le pionnier de la télévision commerciale en Europe en reste un champion. Il n'a pas perdu ce punch qui avait foudroyé l'establishment de la CEE, lorsqu'il avait enlevé à la RAI la présentatrice-vedette Rafaela Cara moyennant une rançon de 2 milliards de lires. « Avant 10 ans - a-t-il prophétisé - 95 % de la programmation appartiendra au privé, et le service public gardera seulement ce qui est sa mission : le service au public... »
René CENN