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La demoiselle de Shangaï
1991

1991 - La demoiselle de Shangaï.png

A l’heure où les enfants sont couchés, trente mille personnes en deux soirs l’applaudie dans un stade de Shangaï. Un malheur !

 

Premièrement, la Chine. Shanghai a le charme des vieilles villes quand elles sont laides. Les canonnières des cinq puissances ne mouillent plus sur le Houangpu, mais le Bund, rebaptisé Zhongshan Road, a conservé l'empreinte coloniale des années folles. On a aboli le faste, on a éteint les lueurs empoisonnées d'un autre âge,mais, à l'heure du thé, les couloirs de marbre du Peace Hotel bruissent encore d'une rumeur de caste. Aujourd'hui, les fêtes se sont tues. Les cheminées d'usine crachent leurs dragons de fumée dans le ciel. Le smog règne à Shanghai comme à Londres au siècle dernier.
Il y a deux ans, place Tian An Men... Mais nous sommes à Shanghai. Une fois de plus, on déplore ici les excès de la capitale. Ce n'est pas bon pour le business. Depuis toujours, Shanghai éprise de commerce et d'industrie jalouse Pékin l'impériale. Ah, si on nous laissait faire, disent les Shanghaiens, on ferait mieux que Hongkong ! Dans la vieille ville, on accède toujours à la maison de thé de Wuxingting par le pont des Neuf-Détours. Les carpes du jardin Yuyuan sont indifférentes aux badauds qui font la sieste sur les bancs.
Tôt le matin, dans les parcs, des ancêtres à barbichette s'adonnent à la gymnastique traditionnelle, le taijiquan, mimant avec lenteur les postures du héron ou du tigre, tandis que dix millions de vélos déferlent dans les rues en faisant : Gling! gling! » Tous pareils, les vélos ? Pas du tout, il y a les Feng Huang, les Dong Fang, les Feida, les Feyupai, les Yongjiu, les Changzheng, les Forever et, bien sûr, les Phoenix. Leur prix oscille entre 500 et 10 000 yuans (1). Partout, dans les HLM comme aux balcons de bois, le linge sèche, comme à Naples. Shanghai est sale, mais les Chinois changent de chemise chaque jour.
Deuxièmement, Dorothée. Haute comme trois pommes, avec un museau de bestiole et de l'énergie à revendre. C'est une de ces petites femmes au menton pointé vers l'avenir, qui prennent la vie par les cornes. Plus vraie que nature et plus nature que créature avec ses bas-
kets, son sac à dos et son jogging rose. En tournée, comme elle est pleine d'entrain, « on croit qu'elle s'amuse. Et comme elle joue les boute-en-train, on la croit gaie. Le bagne ! Elle anime. Elle chante. Elle brûle. Elle pense à tout. Infatigable, Dorothée. Elle ment : Je suis très paresseuse. J'adore faire la grasse matinée. » En fait, cinq heures de sommeil (et trois paquets de cigarettes par jour) lui suffisent. La raison de son succès auprès des enfants ? Avec les mamans, je suis copine. Pas de rivalité. Je ne remplace ni les parents ni les professeurs. Pas la grande sœur, pas la maîtresse. Une amie. » C'est pourtant simple, non ?

Pas le temps de pantoufler et de cueillir du romarin. Responsable de l'unité de programmes pour la jeunesse de TF 1 et animatrice du Club Dorothée, grand diffuseur de dessins animés japonais (malgré les plaintes du CSA et les critiques de Ségolène Royal) sur la même chaîne, elle est à la fois juge et partie. Si on lui en fait le reproche, elle répond : « Je parle directement avec Étienne Mougeotte. C'est plus pratique. Vous savez, je ne suis qu'une salariée. » Combien gagne-t-elle ? Non, ces choses-là ne se disent pas. En France, les gens sont si jaloux ! Pour TF 1, elle est une locomotive (elle atteint 70% du public des moins de 12 ans). Et pour AB Productions, qui vend 350 000 albums par an, une poule aux œufs d'or. Chiffre d’affaires ? Ah ! non, vous exagérez, on vous dit que c'est secret. Disons 200 millions de francs. Par an. Avec l'arrivée de Jean-Michel Fava (venu de BMG), qui va créer prochainement son propre label, AB Production se porte bien, merci.


<< Doro-Tê! Doro-Tê! >>
Troisièmement, Dorothée en Chine. Ce n'est pas une habituée, mais presque.
« Vous savez, c'est la deuxième fois que je viens ici. » Dorothée Xiao Jie (mademoiselle Dorothée) se prête avec naturel aux fastes et aux simagrées des cérémonies officielles. Au programme : Shanghai puis Canton et Hongkong. Une autre planète. Ici, on ne connaît que « Dorothée-Rock ». A la radio, on l'appelle la « Fée brillante ». A l'heure où les enfants sont couchés, trente mille personnes en deux soirs l'ont applaudie dans l'arène de l'Indoor Stadium de Shanghai. Qu'ont-ils applaudi ? Sa frange, sa santé, sa bonne humeur ? Mystère. Privé de références occidentales, las des chansonnettes de Taiwan, le public cède à l'engouement.

A la fin de son spectacle, les fans scandaient << Doro-Tê! Doro-Tê! >> tandis que leur idole recevait sur scène l'hommage du comité central au grand complet. De quoi faire pâlir de jalousie les stars du Festival de Bourges. Ce succès, inexplicable pour certains, en tout cas inattendu, a suscité quelques jalousies dans la profession. Elle leur oppose sa modestie : « Si les Chinois n'aiment, c'est parce que je suis blonde, et que j'ai un grand nez. » Si Elton John était invite en Chine, il ferait un malheur. Parce qu'il est chauve, comme Georges Guetary.
Quand des fanatiques - dans tous les pays du monde, ils se ressemblent – lui tendent leur bebé (avec une culotte fendue aux fesses à la manière chinoise), elle les embrasse e disant : « Hou, qu'il est mignon ! » Elle est parfaite. Ce n'est pas elle qui tirera la langue aux Chinois,
même pour rire. Elle tient son emploi. Elle sourit. Pour dire : « Good bye », elle dit : « Wan an. Wan shang hao ». Eux aussi, ils sourient, ils sourient toujours. Le lendemain, il faudra se lever tôt. Dans la journée, avant le concert, elle tourne chaque jour les scènes de liaison de son émission matinale avec ses complices, Jacky et Ariane : Dorothée et les sampans, Dorothée au temple de Longhua, Dorothée au cirque de Shanghai.
Pendant les tournages, Jean-Luc Azoulay, directeur artistique et manitou d'AB Productions, veille au grain. Il est l'auteur de tous les textes. Il dirige. Il commente. Il broie câlinement son verdict. Quand ça ne va pas, on recommence. Ambiance très coco-chéri-bisou, mais on ne s'endort pas. On enchaîne « les plateaux », on est là pour mettre en boîte le plus d'émissions possible. Parfois, il doit penser : « Tarte mais sympa... Il n'en laisse rien paraître. C'est un pro, Azoulay. « Elle est formidable, non ? dit-il en contemplant sa créature avec un sourire d'ours qui a trouvé du miel.
Le bonheur ? Non, Dorothée ne se pose pas la question. Pas maintenant. Plutôt agir que s'engourdir. L’argent ? « C'est ce qui permet de faire plaisir aux autres. » L'amitié ? « Essentielle ». Est-elle sincère ? Elle est prudente. Elle est gentille. La star capricieuse, ce n'est pas son créneau. Elle croit en Dieu, en Azoulay son prophète et dans le Top 50. A la question : << Êtes-vous cigale où fourmi ? >>, elle répond sans se mouiller : « Plutôt cigale, un peu fourmi aussi ». Elle n'oublie pas qu'elle fut l'élève des bonnes sœurs Notre-Dame-de-Bourg-la-Reine. Le jeu de la vérité, ce n'est pas son truc. Les gourous d'AB Productions n'ont sans doute pas oublié qu'un soudain accès de franchise avait ruiné en une nuit la carrière de Chantal Goya. A bientôt trente-huit ans, elle a pour elle sa couette blonde et son nez en trompette, c'est-à-dire une âme de collégienne et une santé de fer. Quand le succès vous sourit à ce point, il n'est pas utile de se peindre les gambettes ou de se farder les seins. Surtout à Shanghai, où les Chinois, encore vierges, déjà frénétiques, sont prêts à humer avec bonheur les premiers relents de perdition venus de l'Occident.


F. F.


(1) I yuan vaut un peu plus de 1 franc : le salaire moyen dans les villes est de 300 yuans.

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