La PME Dorothée
Le Point – 18 janvier 1992
Chaque âge a ses plaisirs, chaque tranche d'âge ses stars. Combien seront-ils, les 3-12 ans, à venir voir Dorothée en chair et en os dans ce Palais de Bercy transformé, pour la circonstance, en pays des Merveilles. Des milliers, sans doute. Des nuées, en tout cas. Tapageurs. Remuants. Aussi idolâtres que les lycéennes en pâmoison devant Patrick Bruel. Avec, sur les lèvres, les paroles des « Neiges de l’Himalaya », le dernier tube Top 50 de leur madone. Cette chanson-là, ils la connaissent par cœur. Comme toutes les autres, de « Rox et Rouky » à « Hou, la menteuse, qui ont fait le bonheur des réfectoires et des cours de récréation, pas toujours celui du cercle de famille. Il faut croire que la « dorothée-mania » est un des passages obligés de l'enfance, au même titre que le carambar et la varicelle. Et la fièvre n'est pas près de tomber : Bercy achevé, Dorothée partira en tournée. Trois mois à travers la France, puis cap sur l'outre-mer et, en mai, sur la Chine qui, depuis 1990, où elle avait été l'invitée d'honneur du Festival de Shanghai, l'a reconnue pour vedette.
Programme chargé ! Surtout lorsqu'il faut, aussi, assumer le quotidien, c'est-à- dire les mille deux cents heures annuelles des programmes Jeunesse de TF1 (dont elle est la directrice) et l'animation du Club qui nécessite sa présence permanente à l'écran. Mais, heureusement pour elle, Dorothée, de son vrai nom Frédérique Hoschédé, Bretonne d'origine, yeux noisette, ne navigue pas en solitaire, elle a ses anges gardiens.
Ce sont eux qui déblaient le terrain, signent les contrats, produisent les émissions placées sous le label Dorothée, veillent à l'intendance... et au grain. Ils ont nom AB Productions. A, pour Jean-Luc Azoulay, B pour Claude Berda. Celui-ci tient les cordons de la bourse et gère une société qui n'en finit pas de se développer. Celui-là, qui fut, jadis, le secrétaire de Sylvie Vartan, ne se préoccupe que de l'artistique et, sous le pseudonyme de Jean- François Porry, écrit, entre autres, depuis plus de dix ans, toutes les chansons de Dorothée. Attelage sans défaillance entre ces deux associés pour le meilleur et pour le pire, même si, parfois, le gestionnaire tente de freiner les dépenses de saltimbanque.
C'est qu'à elle seule AB Productions se pose, toutes proportions gardées, en véritable concurrente de la SFP (Société française de production) qui, de son bastion délabré des Buttes-Chaumont, a vu, non sans aigreur, le gâteau crémeux des productions Jeunesse lui échapper. Et manifesté quelque humeur devant la stratégie expansionniste d'AB. N'est-elle pas allée jusqu'à lui refuser la location des costumes dont le Club Dorothée et les séries qu'il patronne font une ample consommation ?
Résultat AB a fondé son propre atelier de couture. Puis, sur sa lancée, des studios de
tournage et d’enregistrement : 4 000 mètres carrés au sol sur la Plaine-Saint-Denis, à l'est de Paris, auxquels s'ajouteront bientôt quatre mille autres mètres carrés. En tout, plus de 14 000 mètres carrés de bâtiments comprenant les différents studios et les bureaux réservés aux trois cent cinquante salariés de la société. Pour quel chiffre d’affaires ? Deux cents millions de francs, murmure-t-on ici et là ! « Depuis ses débuts, se contente de dire Jean-Luc Azoulay, Dorothée a vendu treize millions de disques ! » (Distribués par BMG). On se doute bien que ce quasi-impérialisme d'AB sur les productions Jeunesse – et son succès - fait des envieux.
Aux happy few, comme aux protecteurs de la santé morale de nos enfants, qui s'élèvent contre la violence de certains dessins animés japonais diffusés dans le Club Dorothée, sinon contre la niaiserie de l'idole des mômes, Azoulay répond : Une équipe de psychologues, attachés à notre firme, visionne tous les films que nous programmons. Nous tenons compte de tous leurs avis... Dorothée, elle, n'a pas hésité, au cours d'une de ses émissions, à s'élever contre l'instauration de quotas français et européens qui, à partir du 1er avril, mettrait en péril la programmation de ses dessins animés... » Et elle en a appelé au public des enfants pour qu'il fasse connaître son opinion. Nous voilà bien loin de Bercy.
ROBERT MALLAT