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Dorothée, le plus gros hold-up sur la télévision enfantine
L’évènement du jeudi – 7 mars 1991

1991 - Le plus gros hold-up sur la télévsion enfantine.png

Parmi les récentes définitions de l'enfance, il en est une que TF1 a inscrite à son fronton clientèle captive à fidéliser. 47 % de parts de marché grâce au Club Dorothée. Marie-Dominique Lelièvre a poussé les portes de cet << usine center >> dirigé par les deux managers de la star des bambins, Claude Berda et Jean-Claude Azoulay. Edifiant.


Visionner une intégrale du « Club Dorothée, programme pour la jeunesse, est une expérience avec un authentique challenge, pour recycler le mot fétiche de Francis Bouygues), numéro un mondial du bâtiment et des travaux publics. Elle nécessite un récepteur de télévision captant la première chaîne, trois heures de loisir un mercredi après-midi (14 h 30-17h 30 ou un magnétoscope programmable, de l'humilité et de la patience, bon Dieu ! La présence guide recruté dans la catégorie « minimes » est conseillée... certaines images étant traumatisantes pour l'adulte. Les séquences gore du « Club Dorothée, où Paul Preboist, comédien du troisième âge apparaît en slip et béret basque (message subliminale :  à poil la France Franchouillarde), sont déconseillées aux publics sensibles. Les séquences scatos également : on peut voir mademoiselle Frédérique Hoshedé dite Dorothée, 37 ans, responsable de l’unité jeunesse de TF1, une tétine dans la bouche emmaillotée, à demi engloutie par un pot de chambre.


« Le Club Dorothée » applique la recette des établissements McDo(nald) Tel le hamburger, il se compose d'ingrédients bon marché et aseptisés, qu'on nappe en direct d'une couche rouge et luisante. Dorothée, c'est le ketchup sur le dessin animé réchauffe d’importation. Quant à l'asepsie, elle est en principe assurée par le Conseil supérieur de l'audiovisuel. Qui fabrique ces friandises ? Une « usine center » bien sûr, la société AB Productions, 7000 m2 bâtis par le Numéro Un mondial, 144 avenue du Président-Wilson à La Plaine Saint-Denis. Devant le panneau « direction », le parc automobile renseigne à la fois sur la santé financière de la société et sur la culture maison, comme on dit chez Bouygues. Une Mercedes 560, une Cadillac Séville, une jaguar, une Golf GTI et deux autres Mercedes, toutes immatriculées à Paris, composent un hymne à l'esprit d'entreprise moderne. Lorsqu'il a repris TF1, le Numéro Un mondial l'a assuré la télévision sera désormais l'affaire de pro-fes-sion-nels.

Dorothee, nommée responsable de l'unité jeunesse, opte pour un fournisseur exclusif son producteur de disques, AB « A pour Jean-Luc Azoulay B pour Claude Berda. Ces deux commerçants très pro-fes-sion-nels se recyclent illico en fabricants de programmes télé. Une performance, pour employer le second mot favori de Bouygues. A raison de dix-huit heures par semaine, ils détiennent le monopole, des émissions pour la jeunesse sur TF1.
De Dora Beonousilio (C2A, productrice de dessins animés) à Nicole Pichon (SFP), de Bruno-René Huchez (IDDH, producteur des Tortues Ninja, de Clémentine, etc.) à Frank Solovezit (distributeur de programmes audiovisuels), une seule opinion prévaut : « Berda et Azoulay ont raflé l'ensemble du marché. » Certes, Nicole Pichon a vendu à TF1 un sitcom pour enfants, mais il passe à 6 heures du matin.
Plateaux du Club Dorothée, musiques, génériques de dessins animés, jeux, feuilletons, doublages, costumes, magazine, etc., l'organisation sociale de AB est d'essence clanique. Un exemple quatre musiciens d'un orchestre de bal Les Musclés, accompagnent Dorothée. Très serviables, ces garçons brushés Mike Brant 1973 font les pitres lors des directs, enregistrent les génériques de dessins animés, tournent les épisodes du sitcom, épousent parfois une animatrice célibataire. Le ménage, lui est assuré par une société de nettoyage.
Le « planning d'occupation des studios et régies témoigne du dynamisme de AB Productions Ainsi pour le studio 1000 en janvier. De 13 heures à minuit, un lundi on y tourne un épisode de « Salut les musclés » (à regarder absolument, afin de voir quel type de création française le CNC subventionne). Le lendemain, de 13 heures à 20 heures, au même endroit, on répète le direct du 3Club Dorothée ». Un autre jour, on y réalise le 3Jacky Show » ou 3Pas de pitié pour les croissants ».

DES CHEFTAINES PEAUX DE VACHE


Le mercredi, le « Club Dorothée » est enregistré en direct. Dans le hall, des sacs poubelles gonflés de vêtements d'enfants semblent indiquer une opération humanitaire à destination des orphelins roumains. Il ne s'agit que du vestiaire des convois d'enfants (bénévoles) qui assurent le public des mercredis après-midi. Les parents sont interdits de plateau ! Bouclés trois heures durant dans un studio-jacuzzi et drogués d'une pâtisserie sans doute usinée par le roi du béton soi-même, les 400 gosses se divisent assez rapidement en deux camps : les résignés-somnolents et les agités-nerveux. Une phalange de cheftaines très peaux de vache est chargée du maintien de L’ordre ainsi que des pauses pipi, en groupe. Sommés d'applaudir et de hurler sur ordre de deux préposés gesticulants en santiags (le soulier favori de la maison), les enfants sont renvoyés dans leurs foyers enrichis d'une carte postale de Dorothée.
La vraie Dorothée, elle, n'apparaît sur le plateau en chair et en os (beaucoup d'os, elle travaille dur) qu'entre deux dessins animés et trois cigarettes, car la charmante fée hertzienne est une victime du tabac. Une seule chose la dérange dans la vie : les gosses mal élevés. « Il m'arrive d'avoir envie de gifler certains parents qui, pour laisser leurs enfants s'exprimer, les laissent faire ce qu'ils veulent, les transforment en de véritables petits monstres », dit-elle. Nous pouvons cependant en témoigner, les châtiments corporels ne sont pas pratiqués sur le plateau du « Club Dorothée ».

Avant la période Dorothée, Claude Berda était un fabricant de jeans et Jean-Luc Azoulay, le manager de Sylvie Vartan. Entre sapes et show business 70, on doit à ces hommes de challenge (comme dirait le Numéro Un mondial) les albums de sermons du pape enregistrés sur Radio Vatican. La carrière musicale de Frédérique Hoshedé, née le 14 juillet 1953 à Paris, est incontestablement l'acmé de leur sens esthétique.
Claude Berda et Jean-Luc Azoulay ont rencontré Dorothée en 1978. Découverte par Jacqueline Joubert en 1973, elle animait alors « Récré A2 » et venait de tourner « l'Amour en fuite » avec François Truffaut. A 20 ans, elle était rafraîchissante : « Elle était délicieuse, elle parlait juste dit Jacqueline Joubert. Gainsbourg ou Souchon auraient pu lui écrire des chansons formidables. Mais Azoulay et Berda sont très vite arrivés ».
Les deux hommes lui font enregistrer les chansons de Rox et Rouky les Schtroumpfs, Hou la menteuse. Chaque disque se vend à plus d'un million d'exemplaires. Mademoiselle Hoshedé devient la poule aux oeufs d'or. Les deux amis la phagocytent.

PROMOTION SAUVAGE


« Je suis un artistique », dit Jean-Luc Azoulay. Cet esthète n'est pas d'un abord facile : « Nous avons souvent affaire à des antisémites. » Cauteleux, il se lève « pour aller satisfaire un besoin pressant » et revient aimable, usant de votre prénom. Un passage au scanner d'une pochette de disque AB révèle que toutes les paroles de la maison, de Dorothée à Bernard Minet, la superstar des petites filles (faites un test) en passant par Les Musclés, sont signées d'un unique auteur, Jean-François Porry (à ne pas confondre avec Serge Maury). Porry est le pseudonyme de Jean-Luc Azoulay qui de surcroît cosigne généralement les musiques avec l'unique compositeur maison, Gerard Salesses Outre l'épanouissement de ses talents artistiques, Jean-Luc Azoulay bénéficie ainsi de 50% des droits d'auteur sur les disques La fête au village (700.000 exemplaires vendus), « Boman. » (Plus d'un million Les chevaliers du Zodiaque (plus d'un million), etc. AB Productions répugne à fournir des chiffres précis Si l'on se fie au montant de l'amende que la 15e chambre du tribunal de commerce de Paris l'a condamné à verser à la société IDDH, pour une utilisation abusive de Bioman (450 000 F), on se fait une idée des sommes en jeu (1).
Jean-Luc Azoulay et Claude Berda sont à la jeunesse ce que Gérard Darmon est au football es plateaux aux dessins animés, le Club Dorothée » berdazoulise la moindre image. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel s'est inquiété de ces exercices de publicité (assez peu) clandestine, par recommandé avec accusé de réception à Tele-Bouygues, M. Le Lay, Président- directeur-général, 17, rue de l'Arrivée. 75737 Paris Cedex 15. La promotion sauvage du spectacle de Dorothée à Bercy, si elle chagrine Jacques Boutet, n'a pas affecté les 170 000 spectateurs, au rang desquels, à titre gracieux, la progéniture de Ségolène Royal, député socialiste et mère de famille professionnelle, qui a dénoncé le « Club Dorothée » dans un ouvrage de référence. La publicité clandestine pour Dorothée Magazine, dénoncée par le CSA, n'empêche pas le journal de se vendre à 70 000 exemplaires chaque semaine (8,80 F)
Le seul exemple des Chevaliers du Zodiaque démontre l'efficience mercantile du système Berdazoulay. Les disques AB dont on exhibe les pochettes à l'antenne; 1,5 million de « Chevaliers du Zodiaque » interprété par Bernard Minet, les albums de vignettes (24 millions de vignettes vendues pour les seuls Chevaliers du Zodiaque, à 2F la pochette, et de 300 à 400 000 albums à 6 F), les cassettes vidéo (chiffres non communiqués), les jouets (2 millions de personnages dérivés, des Chevaliers du Zodiaque vendus en 1989-90 par la firme Bandai,140 F environ la boîte, sur laquelle AB, touche des royalties). Bruno-René Huchez, le patron de la société IDDH, dont les tortues Ninja détrônent actuellement les Chevaliers du Zodiaque (1,5 million de personnages vendus en 1990), estime à 5 % le taux de royalties perçues par le licencié B Productions est incontestablement le Numéro Un de La Plaine-Saint-Denis.


DES DESSINS ANIMÉS EN RAFALE
TF1 est la chaîne la plus regardée par les enfants, ce que les professionnels traduisent cyniquement par : 47 % de parts de marché. A titre de curiosité ethnographique, notons que l'enfant, pour cette industrie, est défini comme « une clientèle captive à fidéliser ». De ce point de vue, Télé-Bouygues a rempli sa mission puisqu'un enfant français sur deux la consomme. Dans un cas sur deux, selon l'association Les Pieds dans le PAF, les parents contrôlent la situation. Sinon, tant pis.
« Le "Club Dorothée", c'est une équipe d'animateurs en interactivité avec son audience, dit Pierre Corset qui, à l'INA (Institut national, de l'audiovisuel), dirige une étude sur les émissions pour la jeunesse. Quand le gosse regarde, cela produit une certaine chaleur dans la maison. » Les enfants auraient Dorothée, leurs grands-parents jacques Martin. « Même si on observe une recherche abusive de retombées commerciales, elle leur offre un véritable divertissement ». La Cinq, qui diffuse des dessins animés en rafales, ou FR3, avec « Samdynamite », seraient trop froids « Mougeotte et Dutoit exigent trois choses : que les programmes s'adressent aux 0-14 ans, qu'ils fassent de l'audience, qu'ils soient de bonne qualité, dit Jean-Luc Azoulay. Le tout pour 150,000 F l'heure. Nous fabriquons un habillage fidèle à ces directives. »

MOINS CHER, ÇA N'EXISTE PAS

Puisqu'il est question d'habillage, AB Productions taille à la jeunesse des joggings 50% polyester, 50% polyamide fabriques en Corée, à prix cassés, « Moins cher, ça n'existe pas, dit Xavier Couture, le nouveau responsable, des programmes jeunesse, de La Cinq, Sur A2, "Club Sandwich" revient à 450 000 F l'heure. Sur Canal Plus, un seul épisode des « Simpson » doit coûter 100.000 F les vingt minutes » (2), La Cinq, aux termes d'un accord, passé avec AB, peut s'approvisionner dans ses catalogues : jusqu'à 1.000 heures de dessins animés au tarif de 25.000 F environ l'épisode.
Lorsque, en avril 1987, la CNCL auditionna Francis Bouygues, candidat au rachat de TF1, ce dernier prit à l'égard de la jeunesse des engagements très précis : « La jeunesse constituera, pour la Une, une grande priorité. » Les programmes seront conçus autour des principes suivants : distraction, éveil, initiation. Exemples : retransmission de spectacles de cirque ; programmation, sous la forme de vidéo-musique, de « mini-concerts classiques », initiation à la littérature française... Un détail, original : la politique jeunesse de la chaîne sera définie en concertation avec un « conseil de jeunes » (3). Le Numéro Un, mondial, a sans doute omis de faire porter sa plaquette à La Plaine-Saint-Denis.
Les acquéreurs de TF1 ont pris des engagements devant la CNCL, dont le CSA est l'héritier. Cet organisme, qui affecte des manières de vieille fille prude, s'est limité à des observations sur la violence de certaines images et à des amendes ridicules au regard des intérêts en jeu. Va-t-il en rester là ?


Marie-Dominique LELIÈVRE


Vous vous rappelez « le mieux-disant culturel » ?

« Les futurs opérateurs consacreront davantage de leurs ressources et de leur imagination au développement de la création audiovisuelle et cinématographique. C'est ce que nous appelons le mieux-disant culturel », expliquait François Léotard, ministre de la Culture et de la Communication, le 7 mai 1986, à la veille de la privatisation des chaînes de télévision.
Ces morceaux choisis de l'œuvre de Jean-François Porry, extraits du dernier album des Musclés, convaincront aisément notre ex-ministre de la Culture du bien-fondé de ses espérances.


Vive la France (Musique de la Marseillaise en intro)
Refrain
Vive la France, vive l'amour, vivent nous,
Vivent les filles qu'on prend sur nos genoux,
Les copains qui viennent boire un petit coup,
Dimanche matin ça fait du bien,
Nous on est fier d'être Français.
(Yoddle tyroliens)
Il y a des choses ici que tout le monde nous envies
Les bons petits vins de pays, et toutes nos jolies filles
Nos villes et nos campagnes, nos femmes et nos montagnes,
C'est pour cela qu'il ne faut pas craindre de dire tout haut (refrain)
Bien sûr, les Américains sont allés sur la Lune,
Mais nous on se sent si bien, dans les bras d'une brune,
C'est vrai que les Italiens descendent des Romains,
Nous on préfère descendre doucement au creux de vos reins (refrain)


Merguez partie
(Extraits)
« Reste pas seul dans ton coin
Viens boire un petit coup (bruit de bouchon)
Tes soucis sont bien loin
Vive la France »


La Musclada
(Extraits)
« Arriva la gonzessa,
Ma che elle est superba,
Bougea son petit derriera
et la températura monta di 20 degrea »


(1) La 15 chambre du tribunal de commerce de Paris, dans un jugement rendu le vendredi 24 février 1989, est plus claire. En 1987, AB entrait en relations avec la société IDDH, afin d'acquérir des droits de licence sur des séries enfantines japonaises produites par Toei, une entreprise nipponne (Candy, Goldorak, Capitaine Flam, Bioman), AB, sans en avoir le droit, lançait le disque « Bioman ».
(2) A titre comparatif, une émission de Patrick Sabatier sur TF1 coûte 1 million de francs l'heure.
(3) Cité par le Quotidien de Paris du 6 avril 1987 et extrait de la luxueuse plaquette alors éditée par Bouygues S. A.


Dessins animés japonais : erreurs de programmation en série


« Savez-vous que le premier mari de Juliette est mort, qu'il reste sept secondes à vivre à un homme touché par Ken le Survivant, que les Chevaliers du Zodiaque sont douze, qu'Hugo aime Juliette et que le père de Johnny est mort ? » Roger Bambuck, ministre de la Jeunesse et des Sports, confesse son ignorance. Il ne connaît pas les dessins animés japonais. Le Centre d'études et de communication, qui a consacré une sérieuse étude aux dessins animés, a découvert avec étonnement que les « professionnels de la jeunesse », enseignants, éducateurs, animateurs, ignoraient tout des programmes télévisés destinés aux enfants. Comme le ministre.
Si un personnage adorné d'une croix gammée est apparu dans un épisode, c'était accidentel, explique Claude Berda : « C'est une faute éthique. Nous n'avions pas visionné cette séquence... » Cet oubli n'est apparemment pas un cas isolé. Il y a quelques mois, un épisode des Chevaliers du Zodiaque s'est achevé de manière incompréhensible : la fin de l'histoire était racontée par un narrateur japonais. Et dans le film de Dragon Ball, diffusé par AB, un épisode entier manquait...
Les dessins animés japonais sont réputés pour leur médiocrité et leur violence. Ces critiques ne sont pas toujours méritées, mais ils sont fréquemment diffusés à contre-emploi. Ainsi, Ken le Survivant, le plus saignant, est en réalité conçu par les Japonais pour le public des grands adolescents et non pour les enfants. Juliette je t'aime, scénario façon collection Harlequin, est destiné aux 18-20 ans. Les Chevaliers du Zodiaque ont été écrits pour les 14-16 ans et Nicky Larson pour les 15-18 ans. Jean-Luc Azoulay se désole : « Les parents doivent surveiller leurs enfants. » En réalité, ces erreurs de programmation relèvent autant de l'ignorance que de la désinvolture. Le producteur exécutif achète les dessins animés par catalogues entiers et sans mode d'emploi. Et les parents ne s'assoient jamais avec l'enfant devant le téléviseur. Il existe bien un expert en dessins animés nippons, Pascal Lafine, un jeune homme de 20 ans, ayant par passion appris le japonais. Il a notamment contribué au numéro de Cinquante millions de consommateurs sur les dessins animés. Aujourd'hui, Pascal Lafine se berdazoulise à La Plaine-Saint-Denis, où on lui a offert un strapontin à Dorothée Magazine.

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