L’irrésistible ascension de Dorothée
VSD – 9 juin 1988
Mais qu'est-ce qui fait courir Dorothée? Non seulement la fée du petit écran chante, danse et joue la comédie mais, en fine mouche, elle gère sa carrière en vraie femme d'affaires. Un succès qui dérange.
Vous n'êtes pas faite pour animer des émissions pour enfants, changez de métier, vous n'y arriverez jamais ! » On peut dire que ce responsable de TF1 était inspiré quand, un beau soir de juin 1975, il signifia, en ces termes, son congé à une jeune débutante.
Dix ans plus tard, la petite Dorothée a perdu dix kilos et pris beaucoup de poids au sein de TF1. Une chaîne sur laquelle elle est revenue en juin 1987, après avoir filé, durant dix ans, le parfait amour avec Antenne 2. Dorothée, c'est 46 kilos d'énergie farouche répartis sur cent soixante-deux centimètres de muscles et de nerfs. Un poids plume qui pèse lourd, très lourd : 60 heures de programmes hebdomadaires, soit 750 heures par an, qu'elle porte à bout de volonté.
C'est ce que l'on appelle le « miracle Dorothée». Dorothée, la fée des enfants; Dorothée, la bonne fée de Francis Bouygues; Dorothée, la pourvoyeuse de parts de gâteaux et de parts de marché qu'elle apporte sur un plateau de 700 mètres carrés aux Studios de France à la Plaine-Saint-Denis, où 300 mètres carrés de bureaux complètent son habitat.
On peut dire qu'elle en a grignoté, du terrain, en un an, la petite Frédérique Hoschédé (c'est son vrai nom !). Après avoir rempli les cases du mercredi après-midi de la Une, puis celle du dimanche matin, la voilà depuis quelques semaines ancrée sur les « petits matins » quotidiens de la chaîne. Entre deux bulletins de Robert Nahmias, entre deux séquences pour la ménagère, Dorothée ravit les tout-petits, et les ravit à l'attention de leurs parents. Garçonnets et fillettes se reconnaissent dans cette femme-fleur gracile, cette sauterelle à la voix éraillée, parfaite à leurs yeux comme « demi-sœur », à mi-chemin entre Betty Boop et la grande Duduche.
Dorothée séduit poupins, papas, papis... et « Pépé » Bouygues, qui ne la considérait pourtant pas comme la première de ses amazones quand il l'a « chipée » à Antenne 2 en juin 1987.
600 HEURES D'ÉMISSION
Entre une Christine Ockrent engagée à 350 000 francs par mois et une Dorothée évaluée à 40 000 francs mensuels, il y avait une marge. Et même une marge bénéficiaire qui n'a pourtant pas joué dans le sens prévu : en effet, tandis que la reine Christine perdait sa couronne pour cause de mauvais indices d'écoute et de déclarations douces-amères plus amères que douces, il faut bien le dire, Dorothée tressait tranquillement la sienne de lauriers, devenant peu à peu l'amie publique numéro « une ».
- Je n'ai pas le choix, semble-t-elle s'excuser en nous ouvrant son bureau de la Plaine-Saint-Denis. Je n'ai rien d'autre dans la vie. Pas d'enfant, pas d'homme. Le jour où l'on me signifiera mon congé, je ne pourrai me raccrocher à rien. Lorsque les enfants en auront marre de moi, je le saurai. Et cela me fera sans doute beaucoup de peine. Elle n'en est pas encore là, en juger par ses bons indices d'écoute Et puis, si elle n'a eu ni enfant ni homme, elle a tout de même été mater- née durant dix ans par la responsable de la jeunesse d'Antenne 2, Jacqueline Joubert, qui l'a portée sur les fonts baptismaux du petit écran cette seconde mère a su découvrir le cygne sous le vilain petit canard. Elle a donc été, en toute logique, la première à se révolter contre la crise d'indépendance de sa gamine « passée à l'ennemi » c'est-à-dire passée à la Une.
- Dorothée s'est « maquée » avec des gangsters! affirmait alors Jacqueline Joubert. Que j'apprenne la nouvelle de son départ par les journaux, passe encore, mais le plus grave, c'est qu'elle se soit acoquinée avec des gens peu scrupuleux qui ont essayé de débaucher mon équipe. Dorothée est passée entre les mains de producteurs privés.
La production, c'est « ça» la force, la face cachée de Dorothée. Il y a une « Dorothée bis », une femme d'affaires à la marque déposée. Forte de ses dix millions de disques vendus en trois ans, la madone des enfants a en effet décidé de gérer elle-même ses intérêts par l'intermédiaire de sa propre maison de production (AB Production), qui vient de s'engager à fournir, clés en main, quelque 600 heures d'émissions pour enfants à la Une. Des programmes en partie composés de dessins animés achetés aux Etats-Unis. Pour cela, il lui a suffi d'effectuer quelques allers et retours réguliers dans l'année, le temps de faire le tour
des maisons de production pour remplir son Caddie de produits « tout
faits », de « produits tout frais ». Le dessin animé qui fait fureur outre-Atlantique ne lui échappe jamais.
- Tous ceux que j'ai choisis sont super! s'exclame-t-elle convaincue. Et à l'en croire, le plein de super ne se refuse pas, même si c'est au détriment de la création française.
- Pour le moment, avoue Dorothée avec une bonne grâce désarmante, la France n'a pas une industrie d'animation suffisamment développée pour faire face au nombre d'heures à assurer. Il faut donc acheter. Mais que l'on se rassure, les enfants ne sont pas passifs. Nés avec la télévision, ils n'ont aucun culte pour elle. Et ils zappent à tour de télécommande, se désintéressant parfois de séries que nous avions choisies en pensant leur plaire, et dont nous cessons alors immédiatement la diffusion. Leur passion, en ce moment, c'est Bioman, un dessin animé que les parents trouvent trop sanglant. Les enfants, eux, ne ressentent pas cette violence, parce que les méchants sont des robots, donc des machines qui ne perdent pas de sang, et le fait qu'ils meurent est moral. Nos achats sont des choix réfléchis.
Mais contestés.
- Il est anormal que la société de production de Dorothée ait obtenu le monopole des émissions pour enfants, alors que le Centre national du cinéma regorge de projets en ce domaine, a fait remarquer acidement Pascale Breugnot, l'une des reponsables de production de la Une.
C'est qu'elles ne sont pas toujours tendres entre elles, les cheftaines de TF1. Dorothée devient un produit « ciblé »... par ses consœurs. Cumulant les fonctions de conseillère de la direction de TF1 pour la jeunesse, de responsable en titre des émissions pour enfants, de productrice et d'animatrice, c'est une rivale qui compte au sein du PAF. Et qui se trouve, par le jeu de la concurrence et des responsabilités, face à son ancienne « maman », Jacqueline Joubert.
- J'éprouve toujours le même sentiment pour elle, explique Dorothée. Notre passé ne peut s'effacer. Ne sont-elles pas depuis si long- temps les Erckmann-Chatrian des émissions enfantines?
10 MILLIONS DE DISQUES
Tout commence en 1970 pour Dorothée. Alors en terminale, elle décide de présenter, au concours inter-lycée, un « Caprice » de Musset, revu et corrigé par elle (diantre !). Elle obtient le prix spécial d'un jury composé entre autres... de Jacqueline Joubert. « La télé, ça vous dit? », lui demande celle-ci sans obtenir de réponse précise. Quand elle lui repose la question trois ans plus tard, Dorothée prépare alors une licence d'anglais. Avec ses airs de « souricette » égarée dans un univers plein de (chausse)-trappes, elle entre alors à l'ORTF. On est en 1974. C'est l'année de l'éclatement de cet office. TF1 est créée. Dorothée essuie les plâtres des émissions du mercredi de cette chaîne toute neuve. Mais on finit par lui préférer un certain... Patrick Sabatier ! C'est le trou noir. La voilà tour à tour animatrice dans les supermarchés et secrétaire dans une société de robinetterie.
- Ils ont mis longtemps à s'en remettre, commente-t-elle sobrement. La roue de la fortune tourne pour elle en 1977... Sur des tests positifs, elle est recrutée comme speakerine, par Antenne 2, avant de devenir animatrice de « Récré A2 » en 1978. Et en route pour la gloire. Grâce notamment à deux films : le premier tourné en 1978 sous la direction de François Truffaut, L'Amour en fuite, le second en 1979 sous celle de Robert Enrico, Pile ou face. On ne parle que d'elle... et cela va continuer. Avec plusieurs 33-tours et autant de comédies musicales à succès. On l'ovationne à l'Olympia. Bref, Dorothée est au zénith!
La grande Duduche au nez pointu est un véritable jackpot pour Antenne 2. Cette petite sœur d'Annie Cordy n'aime pas les bijoux mais collectionne disques d'or et de platine. Quatre en 1982 avec 3 millions d'albums vendus dans l'année. Les enfants trépignent, les standards sautent également. Première au hit-parade et dans les sondages, elle déplace les foules à chaque tournée : 100 000 personnes, 200 000, 250 000 ; quand on aime on ne compte pas! Elle est passée par ici, la jolie furette, elle repassera par là !
Quand, précisément, elle passe avec armes et bagages sur la Une en juin 1987, elle est assise sur une pile de 10 millions de disques. Cela permet à cette petite cousine Bette de jouer dans la cour des grandes. Mieux, de s'y tailler la part (de marché) du lion.
Vous savez, je suis moi aussi sou- mise à l'Audimat. N'oubliez pas que le public des enfants est encore plus difficile que celui des adultes. Et je ne suis pas une super-femme. Je trouve cet impératif d'audience parfois très angoissant. Mais c'est la règle du jeu. Elle n'a pas à s'inquiéter. Les jeux pour enfants, ça la connaît !
Isabelle Morini-Bosc