Dorothée : sorcière ou fée ?
Progrès – 23 mars 1990
En concert ce soir à 20 heures au palais des Sports, Dorothée n'est pas plus Carabosse que Blanche-Neige. Son obsession : donner aux enfants ce qui leur plaît. Pendant ce temps, les parents...
Alors ? Méchante fée Carabosse déguisée en Blanche-Neige, Dorothée. Picsou au féminin comptant ses sous ? Les yeux rivés sur son compte en banque tandis que les gamins de France gobent d'insipides dessins animés japonais achetés au kilomètre ? Ou mignonne ingénue, gentille et assaillie par le succès, entièrement dévouée au bonheur des petits ? Pas si simple. Et de toute façon, rien n'est simple dans le show-biz pour enfants. Les parents sont sans cesse partagés entre le souci purement éducatif et le désir de faire plaisir aux enfants. Or, ce qui fait plaisir à la plupart des enfants, c'est de regarder Dorothée à la télé.
Onze millions de disques vendus
Dorothée remporte un succès incontestable auprès du jeune public (les trois-quatorze ans). Ce que certains appellent le « système Dorothée » est une affaire en or. Avec ses dix-huit heures d'émissions hebdomadaires sur TF 1, elle dispose d'une tribune d'auto-promotion incomparable : plus de onze millions de disques vendus, un journal (« Dorothée »), que l'on s'arrache, et des concerts où les gamins se précipitent. De la folie. On raconte aussi qu'elle possède A.B. Productions, la société qui fabrique les programmes du Club Dorothée. Mais elle le conteste fermement.
« Je me suis fait insulter par les gamins »
Bon. Voilà pour le côté Carabosse. Maintenant, la face Blanche-Neige 36 ans, 1,62 m et 45 kilos, Dorothée arbore un ineffable sourire franchement fondant. Souvent en jean, elle fait très copine. Ses chansons sont plutôt sympas et son nouveau show déménage, paraît-il, un maximum. On lui reproche sa complaisance pour les dessins animés hyper-violents made in Japan ? Pas ma faute, répond Dorothée. Par exemple, « Ken le survivant me donnait des frissons », assure-t-elle dans une interview à « V.S.D. », « alors nous l'avons supprimé et je me suis fait insulter par les gamins ! ».
Le fond de l'affaire
Diable. Si elle est vraiment sincère (et pourquoi en douter), cette réponse de la fée de la télé révèle peut-être le fond de l'affaire Dorothée. Regardons les choses en face. On trouve d'un côté des parents qui en ont ras le bol de voir leurs chers enfants charmés par les « chevaliers du zodiaque » (c'est vrai que ça les excite méchamment !) et par des jeux idiots (mais les jeux pour les grands sont encore plus débiles !). Du même côté, toujours les parents qui trouvent la télé quand même bien pratique parce qu'entre le boulot, le ménage, les courses à faire... on n'a pas toujours le temps de s'en occuper. Contradiction : normal !
Et puis, d'un autre côté, il y a le fameux 3-14 ans, la cible du « produit Dorothée ». Une cible majoritairement charmée qui regarde, écoute, achète Dorothée au kilo. Personne ne les oblige à regarder écouter et acheter... air connu.
Intégrisme cathodique
Au centre, la Dorothée entreprise. Une artiste dans l'air du temps sincèrement rivée sur les réactions de son public, sur l'audience. La logique d'entreprise, le rationalisme rigoureux de l'Audimat la déterminent exclusivement. Et pour cause. Elle commet l’irréparable erreur d'injecter un milligramme d’éthique dans son système (« Je supprime Ken »), l'implacable loi de l'audience lui revient dans la figure (« Je me suis fait insulter »).
Plus grave : si Dorothée' fait dans l'éthique, la Dorothée-Picsou tique. Le système déraille, la part de marché en prend un coup et les recettes publicitaires itou. La religion de l'audience ne souffre aucun schisme. L'intégrisme cathodique a de beaux jours devant lui. Normal quand l'obsession de la séduction prend systématiquement l'avantage sur l'austère réflexion.
J.-M. DURAND