Dorothée : sous le signe du hasard
Télé magazine – 3 mars 1979
COGNACQ-JAY. La grève de la télévision bat son plein. Deux policiers gelés et trempés à l'entrée montent la garde. Une fois ce premier barrage franchi reste à affronter le « contrôle » de la maison. Il est indispensable de montrer « patte blanche » si l'on veut éviter d'être refoulé sans pitié. Je triomphe victorieusement de ce second obstacle et me dirige vers le but de mon voyage : la régie finale d'Antenne 2, où m'attend Dorothée. Elle est déjà là, en compagnie de quelques autres personnes réquisitionnées, comme elle, dans le cadre du fameux « programme minimum ».
Elle se lève, vient vers moi, et je me dis que décidément la télévision a bien évolué depuis quelques années. Pantalon violet, cuissardes, long pull à col roulé dans des dégradés de mauve, l'air très jeune, très vif. Un bref flashback me fait entrevoir Catherine Langeais, Jacqueline Caurat... Que ce temps me semble (heureusement) loin !
« Je ne le dis plus »
Dorothée me conduit dans le studio voisin, celui où elle enregistre. Pour l'heure, il fait un peu fouillis : des fils, des spots abandonnés, un écran qui diffuse imperturbablement la mire avec : « Reprise des programmes à 19 h 20 ». Sur l'invitation de Dorothée, je m'assieds... dans le fauteuil de la speakerine. Et j'attaque.
« Je suppose que je peux vous demander votre âge » ; dis-je, me rappelant vaguement que « ça ne se fait pas ». La réponse vient, surprenante : « Oui, vingt-cinq ans, mais après j'arrête, je ne le dis plus. » Pour un peu, moi qui en ai trente-deux, je me sentirais bonne pour la casse. Ah ! Ces jeunes...
Je la prie de me parler de ses débuts. Ça l'embête, ça se voit. « Encore ! » me répond-elle, ais elle s'exécute, finalement de bonne grâce. « J'ai fait des études classiques, le bac, une licence d'anglais. Comme il faut bien faire quelque chose après la fac, je comptais me diriger vers le tourisme. Ça permet de voyager, de voir des gens. La décoration d'intérieur m'aurait plu aussi, mais là, il fallait des maths, et ça ne m'intéresse pas. »
Mais comment passe-t-on d'une licence d'anglais au métier d'animatrice-présentatrice ? (C'est le terme consacré, il n'y a plus de « speakerine ».) « Par hasard. Personne ne devient présentatrice par vocation. C'est un concours de circonstances. » Pour elle, le hasard prit la forme de Jacqueline Joubert. Depuis sa plus tendre enfance, Dorothée jouait, en amateur, dans les pièces de fin d'année montées par son lycée.
Cette année-là, un concours entre lycées avait lieu au théâtre Montensier, à Versailles. Non seulement Dorothée fut primée, mais elle éveilla l'intérêt de Jacqueline Joubert, qui assistait à la représentation. Un an plus tard, alors qu'elle s'occupait des émissions pour la jeunesse, elle fit appel à Dorothée.
« J'ai passé un concours, et c'est moi qui ai été choisie pour animer quatre heures d'émissions en direct avec des gamins. C'était en 1973. » Depuis, les émissions avec les gamins, comme elle dit, se sont succédées. « Oui, j'aime bien les enfants. Je ne crois pas qu'on puisse faire une émission avec eux si on ne les aime pas. Ce n'est pas pour l'argent parce que les émissions pour la jeunesse ne bénéficient pas d'un gros budget. »
On peut aussi la voir ainsi dans une émission de Christophe Izard, « Les visiteurs du mercredi ». Cela marchait bien, mais la télévision étant régie par l'administration, l'émission s'arrêta un mauvais jour, et Dorothée se retrouva au chômage. Quelques mois, puis on la revit dans l'émission d'Henri Kubnik « Réponse à tout ». Encore un an, et re-chômage. Dur cette fois. « J'y suis restée huit mois, sans indemnité, je n'avais pas assez travaillé. J'ai dû faire du secrétariat pour vivre. Heureusement, j'étais chez des gens charmants, mais j'avais du mal à supporter les horaires. »
Et puis, de nouveau, la chance. A2 recherche une présentatrice. Et Dorothée, qui a horreur des concours, en passe, encore, un. Et, une fois de plus, elle triomphe des autres candidates. Les critères de choix, elle ne les connaît pas, mais elle prend ce qui est désormais son métier très au sérieux : « On ne se rend pas compte du travail que cela représente, on a toujours l'impression que c'est très facile de présenter une émission mais c'est faux. Et puis, à A2, nous écrivons nous-mêmes nos textes. Moi, j'ai une trame précise, et j'improvise à partir de là. Cela demande souvent une véritable gymnastique : on n’a parfois aucune information sur les émissions. On écrit théoriquement des textes de la longueur qu'on veut, mais il y a aussi les impératifs techniques. On est parfois obligé de condenser en dix secondes un texte qu'on avait prévu sur trente. »
Manifestement, Dorothée se passionne pour son métier. Ce qui lui plaît, c'est le direct, le risque : pour ses textes-annonces, mais aussi pour « Récré A2 », l'émission pour enfants qu'elle présente tous les mercredis. C'est d'ailleurs en la voyant parler avec les enfants, qui ne sont pas des interlocuteurs faciles, que François Truffaut a eu l'idée de faire appel à elle pour être la partenaire de Jean-Pierre Léaud dans « L'Amour en fuite ». Il a été séduit par ses facultés d'improvisation, par son physique un peu garçonnier qui équilibrait le côté féminin du personnage de Léaud.
« Le cinéma, c'est une autre approche, différente de la télévision. Mais heureusement, avec Truffaut, on ne répète pas, on enregistre tout de suite, comme pour le direct. Si ce n'est pas bon, on recommence. De toute façon, le personnage de Sabine me ressemble beaucoup. On a le même côté autoritaire. » Autoritaire, sûre d'elle, Dorothée l'est sans aucun doute, du moins en apparence.
Politique de l'autruche
Pour l'instant, elle n'a pas de projet, elle se laisse vivre. « La politique de l'autruche », dit-elle. Plus exactement, elle fait confiance au hasard, qui lui a été favorable jusqu'à présent. « Au besoin, je lui donnerai un coup de pouce », précise-t-elle en souriant. Pour le cinéma, elle attend. « C'était presque trop beau de commencer avec Truffaut. » Il faudrait que la suite soit à la hauteur. »
Quant à la télévision, elle continue : « Pour l'instant il n'est pas question que j'arrête. » Son seul regret : « Je ne reçois pas de demandes en mariage comme les autres présentatrices. » Cela prouve que son style est à part. « Les lettres que je reçois sont plutôt des demandes d'amitié. On veut me prendre comme confidente. » Si elle en est touchée, elle n'apprécie pas toujours ceux qui essayent de forcer le mur de sa vie privée. Elle tient à la préserver. Elle vit heureuse entre sa mère, son frère, ses deux chiennes, avec deux adorables grands-mères à proximité : Dorothée a le sens de la famille.
Marie PUJOL